La crypte

Emile Verhaeren 1855 (Sint-Amands) – 1916 (Rouen)



Égarons-nous, mon âme, en ces cryptes funestes,
Où la douleur, par des crimes, se définit,
chaque dalle, au long du mur, atteste
Qu'un meurtre noir, à toute éternité,
Est broyé là, sous du granit.

Des pleurs y tombent sur les morts ;
Des pleurs sur des corps morts
Et leurs remords,
Y tombent ;
Des coeurs ensanglantés d'amour
Se sont jadis aimés,
Se sont tués, quoique s'aimant toujours,
Et s'entendent, les nuits, et s'entendent, les jours,
Se taire ou s'appeler, parmi ces tombes.

Le vent qui passe et que l'ombre y respire,
Est moite et lourd et vieux de souvenirs ;
On l'écoute, le soir, l'haleine suspendue ;
Et l'on surprend des effluves voler
Et s'attirer et se frôler.

Oh ! ces caves de marbre en sculpture tordues.

La vie, au-delà de la mort encor vivante,
La vie approfondie en épouvante,
Perdure là, si fort,
Qu'on croit sentir, dans les murailles,
Avec de surhumains efforts,
Battre et s'exalter encor
Tous ces coeurs fous, tous ces coeurs morts,
Qui ont vaincu leurs funérailles.

Reposent là des maîtresses de rois
Dont le caprice et le délire
Ont fait se battre des empires ;
Des conquérants, dont les glaives d'effroi
Se brisèrent, entre des doigts de femme ;
Des poètes fervents et clairs
De leur ivresse et de leur flamme,
Qui périrent, en chantant l'air
Triste ou joyeux qu'aimait leur dame.

Voici les ravageurs et les ardents
Dont le baiser masquait le coup de dents ;
Les fous dont le vertige aimait l'abîme
Qui dépeçaient l'amour en y taillant un crime ;
Les violents et les vaincus du sort
Ivres de l'inconnu que leur offrait la mort ;
Enfin, les princesses, les reines,
Mortes - depuis quels temps et sur quels échafauds ? -
Quand le peuple portait des morts, comme drapeaux,
Devant ses pas rués vers la conquête humaine.

Égarons-nous, mon âme, en ces cryptes de deuil,
Où, sous chaque tombeau, où, dans chaque linceul,
On écoute les morts si terriblement vivre.
Leur désespoir superbe et leur douleur enivrent,
Car, au-delà de l'agonie, ils ont planté
Si fortement et si tragiquement leur volonté
Que leur poussière encore est pleine
Des ferments clairs de leur amour et de leur haine.
Leurs passions, bien qu'aujourd'hui sans voix,
S'entremordent, comme autrefois,
Plus féroces depuis qu'elles se sentent
Libres, dans ce palais de la clarté absente.

Regard d'orgueil, regard de proie,
Fondent l'un sur l'autre, sans qu'on les voie,
Pour se percer et s'abîmer, en des ténèbres.
Autour des vieux granits et des pierres célèbres,
Parfois, un remuement de pas guerriers s'entend
Et tel héros debout dans son orgueil, attend
Que, sur son socle orné de combats rouges,
Soudain le bronze et l'or de la bataille bougent.

Tout drame y vit, les yeux hagards, le poing fermé,
Et traîne, à ses côtés, le désespoir armé ;
L'envie et le soupçon aux carrefours s'abouchent ;
Des mots sont étouffés, par des mains, sur des bouches ;
Des bras se nouent et se dénouent, ardents et las ;
Dans l'ombre, on croirait voir luire un assassinat ;
Mille désirs qui se lèvent et qui avortent,
D'un large élan vaincu, battent toujours les portes ;
L'intermittent reflet de vieux flambeaux d'airain
Passe, le long des murs, en gestes surhumains ;
On sent, autour de soi, les passions bandées,
Sur l'arc silencieux des plus sombres idées ;
Tout est muet et tout est haletant ;
La nuit, la fièvre encore augmente et l'on entend
Un bruit pesant sortir de terre
Et se rompre les plombs et se fendre les bières !
Oh, cette vie aiguë et toute en profondeur,
Si ténébreuse et si trouble, qu'elle fait peur !
Cette vie âpre, où les luttes s'accroissent
A force de volonté,
Jusqu'à donner l'éternité
Pour mesure à son angoisse,
Mon coeur, sens-tu, comme elle est effrénée
En son spasme suprême et sa ferveur damnée ?

Soit par pitié, soit parce qu'elle
Concentre, en son ardeur, toute l'âme rebelle,
Incline-toi, vers son mystère et sa terreur,
Ô toi, qui veux la vie à travers tout, mon coeur !
Pèse sa crainte et suppute ses rages
Et son entêtement, en ces conflits d'orages,
Toujours exaspéré, jusqu'au suprême effort ;
Sens les afflux de joie et les reflux de peine
Passer, dans l'atmosphère, et enfiévrer la mort ;
Songe à tous tes amours, songe à toutes tes haines,
Et plonge-toi, sauvage et outrancier,
Comme un rouge faisceau de lances,
En ce terrible et fourmillant brasier
De violence et de silence.

Font size:
Collection  PDF     
 

Submitted on May 13, 2011

Modified on March 05, 2023

3:51 min read
58

Quick analysis:

Scheme ABBBB AAABCAAAA CABCC A BBBAACAA ACACDADCX AAEXBBAAAF GGCBBBFFAABB CXAABBAB XXBAABBAFAAABBCACCBBBAEE GGCCAABFBACACA
Closest metre Iambic hexameter
Characters 4,387
Words 722
Stanzas 11
Stanza Lengths 5, 9, 5, 1, 8, 9, 10, 12, 8, 24, 14

Emile Verhaeren

Emile Verhaeren was a Belgian poet who wrote in the French language, and one of the chief founders of the school of Symbolism. more…

All Emile Verhaeren poems | Emile Verhaeren Books

0 fans

Discuss the poem La crypte with the community...

0 Comments

    Translation

    Find a translation for this poem in other languages:

    Select another language:

    • - Select -
    • 简体中文 (Chinese - Simplified)
    • 繁體中文 (Chinese - Traditional)
    • Español (Spanish)
    • Esperanto (Esperanto)
    • 日本語 (Japanese)
    • Português (Portuguese)
    • Deutsch (German)
    • العربية (Arabic)
    • Français (French)
    • Русский (Russian)
    • ಕನ್ನಡ (Kannada)
    • 한국어 (Korean)
    • עברית (Hebrew)
    • Gaeilge (Irish)
    • Українська (Ukrainian)
    • اردو (Urdu)
    • Magyar (Hungarian)
    • मानक हिन्दी (Hindi)
    • Indonesia (Indonesian)
    • Italiano (Italian)
    • தமிழ் (Tamil)
    • Türkçe (Turkish)
    • తెలుగు (Telugu)
    • ภาษาไทย (Thai)
    • Tiếng Việt (Vietnamese)
    • Čeština (Czech)
    • Polski (Polish)
    • Bahasa Indonesia (Indonesian)
    • Românește (Romanian)
    • Nederlands (Dutch)
    • Ελληνικά (Greek)
    • Latinum (Latin)
    • Svenska (Swedish)
    • Dansk (Danish)
    • Suomi (Finnish)
    • فارسی (Persian)
    • ייִדיש (Yiddish)
    • հայերեն (Armenian)
    • Norsk (Norwegian)
    • English (English)

    Citation

    Use the citation below to add this poem to your bibliography:

    Style:MLAChicagoAPA

    "La crypte" Poetry.com. STANDS4 LLC, 2024. Web. 28 Mar. 2024. <https://www.poetry.com/poem/11181/la-crypte>.

    Become a member!

    Join our community of poets and poetry lovers to share your work and offer feedback and encouragement to writers all over the world!

    March 2024

    Poetry Contest

    Join our monthly contest for an opportunity to win cash prizes and attain global acclaim for your talent.
    3
    days
    17
    hours
    54
    minutes

    Special Program

    Earn Rewards!

    Unlock exciting rewards such as a free mug and free contest pass by commenting on fellow members' poems today!

    Browse Poetry.com

    Quiz

    Are you a poetry master?

    »
    What is the term for the continuation of a sentence without a pause beyond the end of a line, couplet, or stanza.
    A Line break
    B Enjambment
    C Dithyramb
    D A turn